« Si j’écris un texte sur ta misère, si j’édicte un concept, si je compose une chanson, que cela fait-il de moi ? Un suceur d’âme, un cracheur de moelle qui pour la bonne conscience de mes semblables livre en pâture ta mauvaise fortune à notre sollicitude.
Si je décris tes tourments, la mécanique qui t’a mené là, le tourbillon sociologique et structurel qui t’a aspiré, je suis commentateur de match. Caché dans ma loge je compte les coups, détaille les déboires, mais je ne prends pas part au jeu.
Je ne me considère pas comme joueur, je suis bien trop penseur pour laisser mes mains participer au façonnage de la réalité. Je suis bien trop tricheur pour affronter ton regard sans ciller.
À trop te détailler j’aurai peur de te ressembler, me rappeler à quel infime fil d’araignée tient le hasard d’une naissance. Qu’il n’y a aucun mérité à être de mon côté de la chance, que c’est moi la curiosité ici, que ce serait plutôt à toi de t’étonner de mes dents saines, de ma peau lisse, de mes ongles propres. D’étudier comment mon milieu de naissance, mes socialisations primaire et secondaire, mes privilèges, mon habitus et mes choix m’ont conduit là, si près de toi, avec les dents saines, la peau lisse, les ongles propres. Comment c’est également l’issue d’une histoire mondiale qui nous précède et nous transperce, toi comme moi. Comme je suis l’héritier d’un impérialisme raciste qui a eu le dernier mot au siècle dernier, qui a habitué le regard à n’aller que dans un sens : le nôtre vers vos dos courbés. Le consumérisme d’abondance vers la grande pauvreté.
C’est pour ça que lorsque tu as levé les yeux vers moi j’étais presque soulagé. Je voulais que tu me vois là, l’étranger, et que tu me traites comme tel. Que tu me jettes des pierres, me craches des mots dans une langue que je ne connais pas. Je voulais que tu m’attaches, que sur moi tu mènes des expériences scientifiques, que tu me demandes de remplir des monts de documents administratifs. Je voulais que tu me dépouilles de mon portefeuille, mon smartphone, mes papiers, que tu te venges, d’une façon ou d’une autre, car c’est aussi une manière d’avancer.
Mais à la place tu as souri, arrêté ton travail, sorti une feuille et un crayon, tu t’es mis à me dessiner. «
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