Contraintes d’écriture :
Personnage : une aventurière
Et si… le futur était connu d’avance
Placer la phrase : « l’erreur c’était d’avoir appuyé sur le bouton »
L’homme ne pouvait pas savoir que la porte était branlante. Il crût l’avoir abîmée en toquant trop fort, il en était confus.
– Allez-y, entrez, gronda-t-elle.
L’homme, ou plutôt le client, se glissa à pas de loups dans le bureau. Derrière lui, la porte soupira en s’affaissant.
– Prenez place, Monsieur… On avait rendez-vous, n’est-ce pas ?
Le client opina. Il était intimidé, c’était normal. Puis il s’en voulait pour la porte, ça n’aidait pas.
Quiconque entrait dans ce bureau et s’asseyait dans ce siège n’en menait pas large la première fois. C’était, outre la cause de leur venue, préoccupante en elle-même, l’atmosphère feutrée et moite du lieu, propice à l’épanouissement des plantes tropicales empotées d’un bout à l’autre de la pièce, et puis, bien sûr, ce qui les contraignait à ravaler leur salive pendant une bonne minute, c’était elle.
Les cheveux courts, taillés en brosse sur le sommet de son crâne, de petites lunettes collées à ses narines, elle avait la cinquantaine, largement dépassée aux dires de certains, mais elle-même n’avait cure du détail des unités après sa décimale. Son corps s’évasait sans recherche de prestance entre les bras de son grand fauteuil. Elle était ici chez elle, elle voulait que les client/es le sentent, que les client/es, au lieu de poser des questions idiotes sur ses compétences ou son parcours, aillent à l’essentiel, car il était évident qu’une prestataire si décontractée ne pouvait être qu’une professionnelle de l’aventure.
– Monsieur, si ça ne vous embête pas, je vais vous demander de me répéter ce que vous m’avez dit au téléphone en étant un peu plus précis. Nous avons une demi-heure devant nous, que je ne vous facturerai additionnellement au tarif de prestation que si la mission réussit. Cela vous convient-il ?
Il acquiesça en se tordant nerveusement les mains. Il aurait aimé plus de lumière, que les persiennes soient entrouvertes. Cette pénombre lui donnait l’impression de dissimuler un grave secret ou une faute inavouable alors que non, ce n’était pas le cas, il n’avait rien fait, du moins pas encore ; l’homme qu’il était aujourd’hui était innocent.
– Très bien, se lança-t-il. Donc comme je vous disais au téléphone, il y a une semaine de ça, j’ai réalisé ma séance mensuelle de prémonition avec mon serrurier, et ce que j’ai découvert sur… sur ce qu’il va m’arriver dans le mois à venir, n’était pas bon. Pas bon du tout.
Il s’arrêta. Elle l’écoutait avec attention, ses petits yeux braqués sur lui derrière ses lunettes. Pour se donner du courage il se dit qu’elle avait dû en entendre des bien pires que son cas.
– Avant la fin du mois je vais être jugé en instance spéciale et condamné à l’isolement à perpétuité, révéla-t-il d’une traite. Le chef d’accusation : mise en danger de la sûreté fédérale. Pour l’instant, rien dans ma vie ne me mène à ça. Je ne sais pas ce qui va déclencher cette débandade, si j’en suis l’auteur ou la victime, mais vous devez m’aider. Il ne faut pas que cela se produise !
– Si je comprends bien, vous avez eu prémonition du procès mais pas de l’arrestation ou de ce qui s’est passé avant. Mais avez-vous quelques éléments de contexte supplémentaire ? Peut-être donnés pendant le procès ?
– On… on parlait de morts, de victimes. Et puis de souffle. « La portée du souffle », on disait. Et puis Larris, mon collègue de l’inspection générale était là. Il témoignait… contre moi.
– Mmm, inspection générale ? Vous êtes de l’intérieur, alors ?
– Oui, mais je ne suis accrédité que de niveau 3. Je… je suis un gratte-papier, pas important, sans responsabilité.
– Bien.
Elle ne prenait pas de notes mais il ne doutait pas que chacun des mots qu’il venait de prononcer s’était soigneusement enregistré dans sa mémoire.
– Vous avez votre clé avec vous ?
– Oui, oui.
Il l’avait déjà tirée de sa poche. Il la posa sans hésiter sur le bureau qui les séparait.
– Bon, veuillez signer cette décharge comme quoi vous me la confiez volontairement, le temps de voir ce que je peux faire.
***
La clé accrochée à la ceinture, elle remonte l’allée des Trembles jusqu’au parvis des âmes croisées. Les trois temples, massifs et imposants, se côtoient depuis des millénaires avec courtoisie et respect. Notre aventurière est une habituée ; elle se dirige vers le bâtiment de pierre sombre, au fronton illuminé de quelques lettres dorées : « voie sans futur âmen au mur ». Elle entre et salue selon la coutume les trois vieilles femmes qui tissent sur un métier antique près du seuil. Elle traverse la grande salle obscure en évitant les quelques points scintillants sur le sol ; des bougies exhalant un fumet de clou de girofle.
Elle se glisse dans l’alcôve du fond, dépose dans un bol une cuillerée de beurre de cacahuète, son offrande habituelle, puis se dresse face au mur. La serrure de bronze terni est presque invisible. Elle enfonce la clé et pousse. Le mur est une porte qui s’ouvre et se referme silencieusement sur son passage.
***
Les lianes tissent une toile qui paraîtrait impénétrable à d’autres qu’elle. Elle glisse avec aisance son corps costaud entre l’entrelacs et chemine, l’oreille aux aguets. Chaque liane chuchote le récit d’un choix, d’un possible, d’un futur déjà en train d’advenir ou qui ne sera jamais. Elle n’est pas là pour fouiller indécemment ; elle ne consulte aucune liane au hasard, juste pour voir, c’est une professionnelle, elle sait ce qu’elle cherche. Dans son dos, sa machette se tient prête à servir.
« Le tribunal vous condamne… »
Elle pivote, guidée par les mots-clé qu’elle guettait. Elle saisit la liane et visualise la scène : le procureur, le jury, le témoin… Elle agrippe la liane plus fort, bande ses muscles et grimpe. Elle remonte ainsi le temps de cet avenir ; les couloirs du tribunal, le transport depuis la maison d’arrêt… La liane s’est emmêlée à quelques autres : l’une chuchote des mots d’amour, l’autre égrène des numéros, des quotas, des probabilités. Suspendue deux mètres au-dessus du sol, l’aventurière s’accroche à ce qu’elle peut pour contourner le nœud et récupérer la corde prémonitoire qui l’intéresse : le client contemple ses mains, comme s’il pouvait trouver une réponse grâce aux lignes de ses paumes.
La liane longe le plafond puis replonge vers le sol. Elle pose pied à terre au moment où elle visualise, face à elle, le point de rupture.
Le client est dans une salle de commande à distance des outils de défense militaire de la fédération. Il rigole avec ce type, Larris, le témoin. Et puis, l’air fanfaron, il se tourne vers le panneau de commande et fait semblant d’actionner les manettes, de tapoter un code de sécurité… Les mains de l’aventurière parcourent la liane pour visualiser la scène à l’endroit, à l’envers, en ralentissant sur un mouvement… ainsi elle le voit distinctement : le doigt qui ripe alors que les deux protagonistes, à en juger par leur gestuelle, sont complètement saouls.
L’erreur fatale était donc d’avoir appuyé sur le bouton.
La bombe exploserait à des centaines de kilomètres de là, dans l’entrepôt où elle était conservée avec des dizaines de ses semblables, qui dans une réaction en chaîne procéderaient une à une à leur éclosion. Les deux ivrognes, sur le moment, n’en sauraient rien.
Elle remonte le temps, encore, et parvient à la scène où Larris, pour fêter sa promotion d’accréditation 4, entre dans le bureau de son client, une bouteille de rhum à la main.
Là !
Elle dégaine la machette de son fourreau et d’un coup sec, sectionne la liane juste avant l’arrivée de Larris. Elle tire ensuite à elle l’appendice esseulé et rembobine cet avenir désormais désamorcé.
Mission accomplie.
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