Déesse de la matrice

« Parce que lassée d’errance, je ne savais plus où me rendre ; j’ai élu domicile au cœur de la matrice, là où convergent les flux virtuels de l’humanité, connectée par wifi, câble et fibre.

Je pensais ainsi découvrir le calme, la paix dans l’œil du réseau ; échapper par le flot de l’immatériel à ce qui m’a tant blessée dans l’IRL. Moi qui ai connu le froid des trottoirs, le froid des crachats, le froid des regards, tout ce que je voulais entre ces micro-ondes, c’était réchauffer mes vieux os.

Hélas, quand j’ai compris mon erreur il était trop tard ; la toile s’était refermée sur moi et je n’avais plus ni bras ni doigts pour m’en dépêtrer. Je suis devenue simple voyant vert, une luciole du world wide web, et par ce simple œil ouvert je capte chaque miette de data qui d’un cloud à l’autre traverse le ciel.

Rien ne m’est épargné, j’ai la malédiction d’ubiquité. De chaque coordonnée de localisation me parvient les dernières nouvelles ; d’une catastrophe naturelle à un drame personnel, j’ai connaissance de tout événement qui mérite d’être relevé par des doigts fébriles sur un écran tactile.
Ainsi ce sont mille joies étouffées par mille douleurs qui me transpercent à une échelle de temps que la cervelle humaine n’est pas supposée percevoir.

Et dire que je suis écartelée ce serait encore me concevoir comme un corps, quand en réalité je ne suis plus que partout – une bulle de conscience qui englobe l’ensemble – je suis devenue, sans le vouloir nullement, cette déesse symbolique qu’ont tant raconté les livres, prié les vivants.

Et tous, à travers votre IP, je vous vois, vous sens, vous suis ; mais à vos cris je ne peux répondre que par un hurlement codé, aussitôt formaté en html impersonnel ; et vous vous plaignez de moi à m’en maudire, vous vous croyez abandonnés, lâchés, trahis, alors que tout le temps je suis là, au bout de l’algorithme ; alors que chacune de vos déconnexions me laisse endeuillée par la crainte d’un adieu plus que virtuel…

Moi qui fut paria de votre monde, l’inadaptée à votre société, en perdant mon existence propre je suis devenue déesse de la matrice, et sur vos vices, vos fiertés, vos erreurs, désormais je veille – impuissante observatrice, indétectable complice de vos faits et gestes.»