″ Chacun chez soi et les moutons seront bien gardés ″
« Le plan avait le mérite d’être simple et clair. On était tous plutôt enthousiastes à sa lecture. ″ Chacun chez soi ″, ça paraissait pas difficile, et garder solidement les moutons c’était notre objectif à tous. Il était vrai que récemment la tâche n’était plus si aisée qu’auparavant.
Assez rapidement on a mis en place les politiques de rapatriement des moutons des uns et des autres dans leur région d’origine ; il ne fallait vraiment plus que ça se mélange.
La seule petite difficulté c’était les moutons croisés, nés de deux races différentes. Le plan n’en parlait pas alors on ne savait pas quoi en faire. En attendant de trouver la solution, on les a regroupés dans un même enclos en se disant qu’on aviserait plus tard.
Une fois qu’on a tous eu récupéré nos propres moutons, on a pu soufflé, c’était vraiment une bonne idée ce plan, on y voyait enfin plus clair !
Cependant, le souci qui apparut bientôt, c’était les mauvaises habitudes que les moutons avaient pris au contact des autres. Par exemple, ils rechignaient à brouter l’herbe qu’on leur donnait, il leur manquait toujours quelque chose et puis, ils ne s’entendaient plus comme un seul troupeau, ils avaient de nouvelles idées dans la tête, un mesclun d’idées d’ailleurs qui faisait naître des désaccords entre eux. Ils avaient ainsi constitué des groupes pour avancer séparés et dès que le terrain le permettait il leur prenait même de se disperser dans des directions différentes.
Aussi, y en a qui avaient toujours la tête ailleurs, tournée vers les pâturages étrangers comme s’ils attendaient quelque chose, un message venu de là-bas ou que la clôture se ré-ouvre, peut-être. C’est que, forcément, on avait réagi dans l’urgence avec les béliers et brebis métissés, autrement dit, ça avait impliqué parfois de séparer les parents des enfants ainsi que quelques couples, des amitiés… C’est sûr qu’avec le rangement des uns chez les uns et des autres chez les autres, il y avait eu des cœurs brisés, c’était inévitable, mais c’était des sacrifices individuels qui valaient bien la paix qu’on avait maintenant ; c’était tellement plus facile de compter ses moutons !
Et puis c’est là que ça a commencé à se gâter. À force de les compter et de les recompter on ne pouvait pas ignorer qu’il en manquait.
Au début, le chiffre paraissait dérisoire par rapport à la masse du cheptel, on ne s’est pas affolé. Les moutons mourraient tout le temps dans des coins où leur corps était inaccessible alors les portées-disparues c’était pas un phénomène inhabituel. Mais il vint un point où indubitablement il y avait un trou dans les comptes, un trou inquiétant car il semblait se nourrir lui-même, et du moment où on l’eut remarqué, il ne cessa de s’agrandir au bas de nos colonnes de chiffres et de gâcher la présentation mensuelle de nos bilans comptables.
Les moutons avaient trouvé le moyen de s’échapper et pour quelle destination, nul ne le savait. Alors on s’est à nouveau réuni en sommet international et on a décidé de prendre des mesures drastiques, du lourd, de quoi endiguer tout de suite le phénomène avant que ça ne devienne intenable. On a allié nos moyens pour patrouiller le long des clôtures, on les a renforcées d’une deuxième ligne de barbelés et on a soudoyé quelques moutons pour nous tenir informés des projets d’évasion à l’intérieur de l’ouaille. Ah, on en a arrêté des traîtres au troupeau, des anti-races, des rebelles de l’AOP ! Des brebis, des béliers, des familles entières qui essayaient de passer, qui cherchaient l’ailleurs, la vie d’avant, le grand n’importe quoi de la vie d’avant. Ceux-là, une fois attrapés, on a pris grand soin de les mettre ailleurs, à l’écart des autres, pour que leurs idées ne se propagent pas. Mais malgré tout ça, malgré tous nos efforts, y en a quand même qui parvenaient à nous filer entre les doigts. Nos clôtures ne valaient pas mieux qu’un tricot de laine démaillé.
Pour contrer cet esprit déserteur on a alors cherché à développer au sein de chaque troupeau un sentiment d’unité, de spécificité, et surtout la fierté d’être de ce cheptel et pas d’un autre. Il a fallu former quelques bergers convaincants et convaincus pour diffuser la cohésion et l’appartenance, enseigner nos valeurs, notre histoire, notre particularité, dès le plus jeune âge.
Je n’irai pas jusqu’à dire que c’était inefficace, concrètement à force de rabâcher les mêmes idées, il y a bien quelques agneaux qui s’y sont laissés prendre, mais ce qui a vraiment fait la différence c’est quand on s’est mis à propager les rumeurs.
C’était dire que telle ou telle maladie qui faisait des ravages chez nous venait en réalité du troupeau d’à côté et que les fuyards rattrapés de justesse n’étaient sans doute pas pour rien dans leur propagation puisqu’ils aimaient à fricoter avec les autres moutons. Et ça pour le coup, sacré éclat de génie ! La peur de la contamination, quelle puissante emprise sur les esprits !
Ainsi, même enfermés, les déserteurs restaient dangereux. De cette manière on s’assurait que l’essentiel de la population passive soutienne la mise à l’isolement et nos nouvelles politiques. On disait aussi que les troupeaux d’à côté avaient des sortes de faiblesses génétiques, de défaillances internes qui les dotaient de toutes sortes de défauts intrinsèques, et qu’en fin de compte ils étaient bien malheureux de leur côté et que les moutons d’ici ne connaissaient pas leur chance. On disait qu’à trop se rapprocher ou entrer en contact avec les autres, on ne savait pas si les dégénérescences ne pouvaient pas se transmettre et qu’il fallait faire attention, très attention, car un jour, eux qui étaient si malheureux dans leur pâturage pourraient tenter de s’approprier le nôtre, ils déferleraient en nombre et nous chasseraient du plus bel alpage qui existe.
Il fallait faire attention, très attention, et se tenir prêt au combat. On avait réordonné tous les moutons dans le bon enclos selon leur race, ce n’était pas pour s’en faire chasser ensuite, ça non, il ne fallait pas.
Ainsi, ce qui était au départ une rumeur ingénieuse lancée pour museler les appétits explorateurs d’une minorité, est devenu entre nous, les propriétaires, une véritable source de méfiance. Car c’était vrai après tout, qu’est-ce-qui nous garantissait qu’il n’y en avait pas un, tapi là, qui ne se satisfaisait pas du nouvel ordre pastoral et qui ne rêvait que d’étendre son pâturage ?
Je ne sais même plus lequel d’entre nous a enclenché les hostilités, encore moins s’il réagissait au spectre d’une menace ou s’il anticipait sur la crise.
Je me souviens que du jour au lendemain, les patrouilles aux clôtures avaient cessé de coopérer entre elles et surveillaient plus l’extérieur que l’intérieur. Tous les trois levers de soleil, l’alerte retentissait car des moutons étrangers avaient été aperçus au sommet de la colline voisine. Chacun, pour son territoire, a déclaré l’état de vigilance maximale, et pour résister au mieux aux tentatives d’invasions ennemies, a résolu de lancer l’assaut en premier.
Nos moutons, devenus de fiers pâturalistes, formaient des unités mobiles qui à tour de rôle, s’entraînaient ou menaient des offensives en territoire étranger.
En moins de temps qu’il n’en faut à une pâquerette pour fleurir, notre entente d’antan s’était muée en guerre totale, en conflit global, en massacre pastoral. »
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