Une ombre au tableau



Il y a cette phrase que je ressasse. C’est sans doute parce que tout va bien. Les chiffres sont excellents, la santé est bonne, les enfants obéissants. Mais chaque fois que je passe devant la toile, elle me vient en tête. « Il y a une ombre au tableau. » C’est faux pourtant. Où que je regarde il n’a jamais fait aussi beau.

*

Il y a quelque chose avec ce tableau, je n’invente pas.
Une obscurité, une aura sombre qui l’entoure.
Chaque jour je passe devant et je ne peux m’empêcher de la remarquer. Chaque jour il me semble qu’elle est plus large, plus grasse, plus prononcée.
Quelque chose doit pourrir là-dessous. Je demanderai à la bonne d’y passer un coup de chiffon, ça ne fera pas de mal.

*

Le tableau c’est une croûte.
Indigne de figurer dans mon salon particulier. Au milieu des dorures et des bibelots de collection, il a l’air de mendier le privilège d’en être. Et pourtant j’y tiens. Cela me chamboulerait de m’en séparer. Ce tableau, il me vient d’avant, avant le salon particulier. C’est un résidu d’une autre vie, d’autres épreuves. J’ai presque oublié, mais j’ai gardé le tableau. Et si ce n’était cette ombre qui grossit et qui m’effraie, sans doute ne le trouverais-je en fin de compte pas si désagréable à regarder.

*

L’ombre me jauge.
Je suis dans le salon, je signe quelques papiers. La bonne m’a expulsé de mon bureau pour y faire la poussière.
Je sais que c’est ridicule et pourtant c’est vrai. L’ombre me regarde. Elle me provoque.
D’un griffonnement, j’exproprie cette famille qui ne paye plus, puis je lui jette un coup d’œil.
Je ne sais pas ce qu’elle attend, ce qu’elle veut de moi. Je ne vais pas m’excuser. C’est mon métier.
Et puis c’est assez à la fin, cette histoire d’ombre devient absurde. J’en ai parlé hier à la bonne. Elle ne la voit pas. Alors je n’ai pas osé lui demander de nettoyer derrière le cadre. De quoi aurai-je eu l’air ?

*

Est-ce-que je suis fou ? L’ombre recouvre maintenant tout le mur. Elle ronge les dorures, s’écoule sur les bibelots, noie le parquet. Je ne peux l’éviter. Elle m’atteint alors que je traverse la pièce. Elle grimpe le long de ma jambe, m’étreint le torse, pénètre mes oreilles, ma bouche, mes yeux. « Souviens-toi ! » me crie-t-elle.
Et alors qu’elle s’empare de mon corps entier, rampe dans mes veines, pétrit mes organes du bout de ses ongles, je revois le passé.

Comment j’ai découvert la cache derrière le cadre il y a fort longtemps, comment j’y ai rangé mon âme bien soigneusement. Et puis – je me souviens maintenant – j’ai oublié. Pas seulement l’emplacement de son exil mais son existence même. J’étais devenue coquille vide. Un être de chair et d’air à la conscience délicieusement légère.

L’ombre est une flaque de pétrole qui me pèse sur le front, m’enfonce la tête dans les épaules, me ploie le dos, me fait tomber à genoux. Et je rampe au pied de la toile, je rampe dans le goudron froid, je rampe, pour retrouver mon âme.

*

Tout compte fait je voyais clair. Je savais bien qu’il y avait une ombre au tableau.


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