« Finalement, les problématiques d’aménagement du territoire, de politique de la ville, et de bien-vivre collectif peuvent être comparées et ramenées à l’échelle de mon appartement.
On observe en effet à l’intérieur de ce T5 une disparité de traitement et d’entretien des espaces, au point de voir apparaître des quartiers et zones privilégiées tandis que d’autres sont délaissées, voire sinistrées.
Une étude géographique rapide révèle ceci : les surfaces de type sols sont les plus entretenues, balayées régulièrement et débarrassées des encombrants dans une recherche de mise en valeur avant tout esthétique, pour le contentement des passantEs et des visiteurEs, puis, pour le bien-être et la salubrité des occupantEs. C’est en effet l’exigence de propreté la plus pressante car la plus visible.
Cette attention au sol n’est cependant pas uniforme partout. Une distinction doit alors s’opérer entre les espaces publics de type /salon/ cuisine/ salle de bain/ et privés, de type /chambre/. Ces derniers dépendent alors principalement de la volonté politique et du parti idéologique du colocataire territoriale en charge de cet espace. Les chambres privées peuvent donc être dotées d’un entretien et d’un investissement hautement supérieur à celui consacré aux espaces communs, ou à l’inverse, être prises dans des choix budgétaires et stratégiques leur étant défavorables, menant à une dégradation progressive de leur état.
Cette distinction entre une gestion publique et privée s’avère valable pour l’ensemble des zones géographiques de la pièce, bien au-delà de la seule question des sols. Les disparités ont d’ailleurs tendance à s’aggraver quand on regarde plus en détail la situation des différents espaces.
Il y a ainsi, tel les sols, les espaces visibles, passants, huppés si l’on peut dire : les plans de travail, les tables à manger, les espaces sanitaires (wc, évier, lavabo, bac de douche, baignoire), soit des lieux d’activités quotidiennes, qui permettent le bon fonctionnement de l’appartement et un seuil de condition de vie minimum pour les occupantEs qui pourront alors participer au fonctionnement du système global plus efficacement.
Il s’avère en effet qu’un habitat ressenti comme sain décharge mentalement les habitantEs qui sont alors plus enclins à garder le frigo rempli, à gérer les questions administratives, entreprendre des travaux de réparation, ou entretenir des relations diplomatiques avec les voisinEs. Ainsi, on sait qu’un appartement agréable et entretenu assure un épanouissement personnel autant que collectif.
C’est d’ailleurs pour cela qu’il est si difficile de comprendre pourquoi ce bon sens élémentaire ne s’applique plus concernant les banlieues de l’appartement, moins desservies, plus difficiles d’accès, comme les coins, l’arrière et le dessous des meubles, le fond des placards, le haut des placards, les plinthes, les tuyaux, les joints, etc.
Les zones périurbaines comme les portes, les poignées, les murs, de même, sont bien souvent oubliées. Bénéficiant néanmoins d’une certaine visibilité, elles ont tendance à recevoir un coup de ménage une fois de temps en temps, quand la crasse finit par être trop flagrante, là où les banlieues, en revanche, peuvent véritablement se trouver abandonnées pendant des années.
Cela est dû, en grande partie, à leur géographie reculée qui influe un manque d’attractivité. En effet, investir du temps et de l’énergie pour nettoyer ces recoins que personne ne voit n’intéresse pas les colocataires. Qui plus est, avec la dégradation progressive, l’investissement nécessaire serait massif pour des retombées immédiates minimes. Quand le sujet est abordé, chacun des colocataires responsable se renvoie la balle. L’un rappelle qu’il gère le balayage et le serpillage hebdomadaire alors que cela ne relève pas de sa seule compétence. Une autre qu’elle a effectué un grand récurage du frigo et du four il n’y a pas si longtemps, pour le bien de l’ensemble de l’appartement. Un troisième qu’il a le projet de donner un coup de cirage sur toutes les étagères en bois du salon, ce qui représente un investissement d’entretien sur la durée alors qu’il ne se portera même pas candidat au prochain bail. Autrement dit, c’est un geste purement désintéressé.
Pendant ce temps les banlieues se dégradent irrémédiablement. Les taches sont incrustées, la saleté amoncelée, les jointures rouillées, le bois attaqué, la peinture écaillée, les coins fissurés. Évidemment ça commence à se voir mais on le cache par quelques nouvelles plantes vertes, une guirlande lumineuse, et puis même, vu l’ampleur de la mauvaise image, on va jusqu’à repeindre un mur en orange pétant. On se contente de ces diversions encore un temps, et puis on y tient plus, sous la pression et les plaintes suite à l’apparition de quelques cafards, on décide de prendre les choses en main une bonne fois pour toutes, et de faire une grande réhabilitation de la cuisine. On commence par pousser les meubles et ce qu’on découvre n’est vraiment pas beau, voire franchement décourageant. Les moyens nécessaires pour tout nettoyer sont considérables, et on sait très bien qu’ensuite, si l’entretien n’est pas régulièrement maintenu, vu le contexte spatio-environnemental, (les projections d’huile, d’eau, de composés alimentaires, venant des zones de production alentour), la détérioration reprendra très vite. Aux grands maux les grands remèdes, on vote alors pour la destruction en déchetterie de la gazinière qui certes fonctionnait encore mais était très vieillotte. On en installe une neuve, moderne et bon marché, on frotte quelques carreaux autour pour faire bonne impression et puis on repousse tous les meubles, comme avant, en oubliant les grands projets de récurage.
À la prochaine visite diplomatique des voisinEs, les colocataires se poussent pour être prem’s à vanter leur récente acquisition et le souffle de renouveau qu’elle donne à l’ensemble de la pièce, et même de l’appartement, et même de l’immeuble ! Un cafard traverse la place centrale de la cuisine, une colocataire au grand sourire s’empare du bras d’un voisin et le tire dans le couloir : et avez-vous vu, dans le salon, notre nouvelle guirlande qui clignote ? »
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