La petite qui aimait le mal

 

 

Le jour se lève. La fatigue m’attaque par l’arrière des yeux. Je dégringole de mon poste d’observation dans le figuier et descends la pente douce jusqu’au Foyer.

Élina est déjà au jardin les pieds enfoncés dans le ruisseau, un bout de sa robe baigne dans l’eau. Elle a le regard fixe, les bras qui serrent ses genoux, les yeux tirés comme si elle aussi avait monté la garde toute la nuit.

Doucement, je l’appelle pour qu’elle me remarque. Je souris, elle fond en larmes.

– Élina.

Je m’approche, pose un pied dans le ruisseau et la serre dans mes bras.

– Elle ne veut pas, sanglote-t-elle contre ma blouse. Elle ne veut pas, c’est comme ça, il faut qu’on arrête.

Je n’ai pas besoin d’éclaircissement, je sais très bien de qui elle parle et même si je respecte sa fatigue et son découragement, je suis en désaccord.

– Personne ne veut souffrir, Élina, cela n’existe pas. Si elle résiste ce n’est pas parce qu’elle le veut mais parce qu’elle a peur.

– Peur de quoi ? dresse-t-elle la tête. Peur de nous ?

L’irritation surnage dans ses yeux embués.

– Je ne crois pas. Je pense qu’elle a peur de ce qu’il y a après. Après la souffrance.

– Elle a peur du bien. Cette enfant a absorbé le démon et s’en délecte.

– Elle a peur de ce qu’elle ne connaît pas, je rétorque sèchement.

Je ne veux pas avoir l’air de la gronder, j’adoucis mon ton :

– Élina, conte-moi ce qui a vécu pendant la nuit.

– J’aurais cru que même perchée là-haut tu aurais entendu les cris, grince-t-elle, lèvres pincées.

Elle se redresse, tire de l’eau le bas de sa robe, se cherche une contenance malgré l’amertume qui lui serre le cœur et enfin, me donne satisfaction :

« Je l’ai d’abord entendue pleurer depuis la chambre d’à côté mais je n’avais pas envie d’y aller. Je me suis dit qu’elle se calmerait bientôt et que de toute façon elle n’avait pas le choix, il fallait bien en passer par là. Mais elle ne s’est pas calmée. Quand elle s’est mise à hurler on s’est retrouvée à trois sur son seuil, Eminé, Agathe et moi. Sa douleur, elle était si épaisse qu’elle bâtissait des murs, on aurait voulu passer le pas de la porte qu’on aurait pas pu, je te jure, Yselle. Je n’avais jamais ressenti ça.

On s’est mises à travailler, toutes les trois, à distance, comme on sait le faire pour les cas les plus difficiles. Nos mains étaient des onguents qui palpaient ses plaies enfouies et on a chanté avec la voix rugueuse pour poncer lentement, sans la brusquer, la tristesse qui la possédait.

Mais c’était si dur. On avait beau poncer, racler nos voix, user nos notes contre elle, elle se régénérait aussitôt, se déployait plus solide encore comme si une volonté la guidait, qu’un organisme cellulaire capable de lui fournir de la matière travaillait à la ressouder, et après ça elle était plus forte, plus forte je te jure, et la petite qui sanglotait en geignant c’est comme si elle riait, elle se moquait de nous, elle luttait contre nos remèdes, elle voulait garder sa douleur et sa tristesse, elle leur donnait son corps, ses atomes, elle se laissait manger, tout ça pour résister à l’effet de nos voix. Le moindre interstice qu’on arrivait à creuser dans la paroi de sa souffrance elle le comblait dans un éclat de gémissement, et je te jure Yselle, si j’avais pu, je serais rentrée et je l’aurai giflée, je m’en fous que ce soit une gamine, je l’aurais prise, secouée et giflée jusqu’à ce qu’elle se taise, qu’elle arrête de se moquer. »

Je ramasse sa main qui tremble et je la serre, sans rien dire.

– Elle nous a épuisées. Nous sommes restées des heures devant sa porte, à nous arc-bouter contre son mal et ça n’a rien changé. Le mal n’y est pour rien, Yselle, il est comme tous les autres mal, il n’attend qu’un peu de soin, d’attention, de tendresse, pour se dissoudre comme un bloc de sel. Mais c’est elle qui s’oppose, c’est elle qui ne veut pas. Elle aime le mal, Yselle, elle aime le mal et on ne peut rien faire contre ça.

 


Commentaires

Une réponse à “La petite qui aimait le mal”

  1. Clara

    Très beau, intense, sensuel et profond. Ca m’a émue.

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